Une immersion dans le XIXe siècle
l’Africaine à l’Opéra de Paris
L’Africaine, grand opéra en 5 actes, d’Eugène Scribe et G. Meyerbeer. / dessin de M. A. de Neuville / gravé par Trichon . [1865] –
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
[…] L’opéra de l’Africaine fut monté pour la première fois à Paris, en 1864, à la mort de Meyerbeer. Le libretto indiquait un naufrage au 3e acte et le programme en fut ainsi posé:
1° la scène représentera un grand trois-mâts en pleine mer, l’avant dirigé vers la salle, et qui exécutera un mouvement de virage vers le nord;
2° le navire sombrera ensuite sur des rochers surgissant de la scène;
3° le public devra pouvoir contempler l’intérieur du navire et les cabines des dames et du capitaine dans l’entrepont: il s’y jouera des scènes.
Constatons, en passant […], combien en matière théâtrale les metteurs en scène savent pouvoir compter sur l’illusion du bon public. Voilà le navire de l’Africaine carrément coupé en deux par un plan hypothétique situé un peu en avant du trou du souffleur; à deux mètres en avant du grand mât, son avant, son beaupré, son premier mât, toutes partie énormes, n’existeront que dans l’imagination du spectateur: et cependant, grâce à l’intérêt de l’action, grâce à la musique du Maître, grâce aux grands artistes qui l’interprètent, il sera empoigné tout de même; il ne réclamera pas, fût-il enragé naturaliste, les parties absentes au moment de la catastrophe. En un mot, il ne s’étonnera de rien tant il a les yeux, les oreilles et le cerveau agréablement occupés : tout le monde y a passé et y passera. Comme dans la fable célèbre, on se paie de fiction: Je dirai j’étais là, telle chose m’advint,
Vous y croirez être vous-même. Cela posé, le programme indiqué plus haut fut remis à M. Lavastre pour en exécuter la maquette et en établir la forme et la décoration. Il le fit avec le talent que l’on sait, en partant de cette base que tout le personnel des choeurs et de la figuration, comptant 150 personnes, pourrait se mouvoir dans le navire comme sur la scène et que tout serait praticable, pont. entrepont, dunette et haubans.
Voyons maintenant comment les praticiens ont complété l’oeuvre en donnant la possibilité d’exécuter les mouvements exigés par l’action.[…]
M. Sacré, chef machiniste à la salle de la rue Le Peletier, exécutait le mouvement de virage vers le Nord indiqué par le libretto, au moyen de deux grands plateaux en charpente superposés, de 129m² 36 de surface, séparés l’un de l’autre par des rouleaux en fonte. Un fort boulon, placé au centre de figure, servait d’axe de rotation. Il obtenait ainsi un virage de 1m68 seulement. Ce dispositif présentait une série d’inconvénients […] M. Mataillet dut chercher et trouver une tout autre solution. Le fond de la scène actuelle communique en effet avec le foyer de la danse et il fut convenu, en vue des bals de l’hiver, que l’on ne barrerait pas cette communication par des plateaux à poste fixe. Il se contenta donc d’un simple cadre en charpente très léger, remplaçant le plateau supérieur […]. Ce cadre, facile à démonter, supporte toute la substruction. Il peut rouler d’avant en arrière et de gauche à droite sur le plancher du théâtre, qui remplace l’ancien plateau inférieur en charpente: le roulement se fait au moyen d’un double jeu de galets en fonte […]. Le vaisseau est monté à l’avance au fond de la scène, et reste caché par les décors des deux premiers actes. Pendant le second entr’acte, on le fait avancer carrément sur le devant de la scène […] M. Mataillet est arrivé ainsi, en faisant rouler directement son navire sur le plancher de la scène, à obtenir un virage de 6m 75, beaucoup plus sensible pour le public que celui de 1m 68 réalisé par son prédécesseur. En outre, il n’a besoin que de cinq minutes d’entr’acte et il exécute le mouvement en n’employant que la force de deux hommes, à l’aide de simples cordages s’enroulant sur les treuils à manivelle[…].
Le mouvement de submersion du vaisseau a été exécuté par les deux praticiens d’une façon sensiblement analogue, sauf l’embarras qui résultait pour M. Sacré du poids énorme des deux plateaux en charpente.[…] La mise en mouvement de ces grandes masses se fait simplement […] au moyen de lourds contrepoids, de cabestans et de câbles en chanvre.
Pourquoi l’outillage hydraulique, si employé actuellement dans toutes les installations mécaniques, ne s’y est-il pas encore établi? Les chefs machinistes semblent peu s’en soucier en général, déclarant qu’il ne leur donnerait ni plus de force utilisable, ni plus de vitesse, ni plus de régularité. Nous l’admettons volontiers, en considérant la perfection des manoeuvres actuelles; mais il est incontestable qu’il permettrait du moins de très grandes réductions d’un personnel évidemment fort coûteux. […]. Peut-être aussi l’électricité, employée avec succès pour les treuils et les ascenseurs, permettra-t-elle d’utiles améliorations : il est certain que MM. Vaucorbeil et Garnier sauront mettre à profit les progrès constatés dans cet ordre d’idées.
MAX DE NANSOUTY,
Ingénieur des Arts et Manufactures
La gravure ainsi que le texte sont extraits de la revue Le Génie civil / Tome IV / No 14 du 2 Février 1884 – Source gallica.bnf.fr / Ecole nationale des ponts et chaussées
L’ouvrage L’envers du Théatre, Machines et décorations par M. J. Moynet (Librairie Hachette et Cie / Paris 1888) présente un dessin du décor réalisé par M. Chéret pour l’Africaine, sur un grand théâtre étranger (source Archive.org)
Illustration extraite de Trucs et décors, explication raisonnée de tous les moyens employés pour produire les illusions théâtrales par Georges Moynet – 1893 – Source Archive.org
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