Une immersion dans le XIXe siècle
Les quais des bouquinistes
Salut, vieux livres, quels que vous soyez, vous qui tapissez les parapets de la Seine, depuis la Grève jusqu’aux Tuileries, vous qui rivalisez avec les parfums du marché aux Fleurs, vous qui changez de couleurs et de formes sous l’influence humide des brouillards de la rivière et sous les ardeurs du soleil de midi; vous qui passez sans cesse de mains en mains avant de trouver un père adoptif; vous qui reviendrez tôt ou tard à votre station en plein air, jusqu’à ce que vos ruines tombent pièce à pièce dans la hotte du chiffonnier; salut, vieux livres, mes amis, mes consolateurs, mes plaisirs et mes espérances!
Extrait de Ma république par P. L. Jacob [s.d.] – Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Illustration extraite de l’ouvrage Paris pittoresque par Lucien Gautier [1883] – Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
… il est deux Paris très distincts dans Paris. La Seine fait de la grande ville deux villes différentes. La rive gauche a sa vie propre, sa population particulière, ses gloires spéciales. Tel boulevardier célèbre de la rive droite y est parfaitement inconnu. Tel ignoré de la rue Montmartre est illustre au boulevard Saint-Michel. Ce n’est pas la province, non, c’est un autre Paris. Et ces deux Paris sont si divers que, pour indiquer qu’une cousine ou petite-cousine de Musette et un homme de talent, peintre ou poète, sont arrivés, lui à la gloire, elle à la fortune, on dit couramment:
« Ils ont passé les ponts ! »
Tout le monde ne passe pas les ponts, fût-ce le pont aux ânes. Et précisément, dans un petit monde très intéressant et très limité un monde qui n’a rien à voir avec celui du prince de Sagan, une agitation se produit qui pourrait presque devenir une révolution si la population qui s’enfièvre était plus nombreuse, une population qui ne veut point passer les ponts.
Il s’agit des bouquinistes. Les bouquinistes sont en émoi. On va démolir la Cour des comptes, raser les ruines où tant de plantes ont poussé: nid de verdure entrevu par les plaies béantes. Et, en même temps que les murailles, où s’abritaient, le soir, tous les passereaux, pinsons et oisillons de la capitale, on jettera à terre les étalages des bouquinistes qui s’étalaient, là bas, sur les quais.
Moineaux et marchands de livres seront chassés à la fois. Lorsque tombait le crépuscule, c’était un spectacle charmant et curieux que l’arrivée des milliers d’oiseaux, le ralliement innombrable des moineaux francs sur ces ruines soudain transformées en une volière immense. Toutes les corniches de la Cour des comptes devenaient noires de tout cet envahissement de la gent ailée. On apercevait, le long du palais éventré, comme de longues frises sombres: c’était le liséré formé sur la pierre par ces milliers et ces milliers d’oiseaux blottis les uns contre les autres, frileusement, pour dormir. Et quel pépiement formidable, quel caquetage étourdissant, que de petits cris formant, dans le choeur de leurs mille notes grêles, une sorte de concert fantastique ! Au-dessus du palais ajouré par les flammes, déchiqueté comme un autre Heidelberg, on eût put mettre cette inscription Ici, les moineaux de Paris logent à la nuit.
Leur dortoir va disparaître. Ils chercheront ailleurs leur asile nocturne. Et les bouquinistes, leurs voisins, se demandent à leur tour où ils porteront désormais leurs boites à étalages, puisque la gare du chemin de fer d’Orléans va envahir ces coins paisibles. M. Viviani s’est fait à la Chambre le défenseur des marchands de vieux volumes. Il s’est écrié « Que deviendront les bouquinistes? ». Et son cri d’alarme a été entendu de la rive gauche.
Car la rive gauche seule a ses bouquinistes. On rencontre bien, çà et là, sur la rive droite, près de la place du Châtelet, du Pont-Neuf ou du Louvre, quelques étalagistes de vieux livres, mais, clairsemés et comme exilés sur la rive droite, ceux-là n’ont pas l’air de bouquinistes avérés. Le bouquiniste classique habite la rive gauche, comme le membre de l’Institut d’autrefois. Il ne reconnaît de véritables quais, de quais authentiques et valables que ceux de la, de sa rive gauche.
Le bouquiniste pur ne fait pas comme les grisettes: il ne passe jamais les ponts.
Il espérait, du moins, qu’on lui laisserait cette partie de Paris où il étalait ses livres désassortis ou ses vieilles éditions reliées en veau fané ou en parchemin raccorni. Il semblait faire partie intégrante des quais parisiens: d’autres les habitent, le bouquiniste les ornait. Oui, il les ornait avec cette autre frise aux arêtes disparates et aux couleurs variées qui s’élevait le long des parapets comme une dentelure pittoresque. Je ne connais pas d’autre ville que Paris pour avoir encadré aussi joliment le commerce des bouquins. Londres a des rues entières habitées, envahies par les vieux livres; mais les bouquins y prennent, dans leurs entassements qui sentent le débarras, l’apparence de détritus. Les quais, au contraire, nos quais, avec leurs arbres, leur perspective, leur plein air, donnent aux vieux livres, aux livres dédaignés ou déchus, un admirable décor, et c’est un cimetière exquis, pour les auteurs défunts (il en est de vivants qui, comme Charles-Quint, assistent aussi à leurs propres funérailles); c’est un lieu de repos parfait que ces quais où les livres jadis illustres reposent dans la boîte à bouquins – cercueil des gloires littéraires – comme les héros ou les poètes dans la grande avenue du Père-Lachaise.
Or, on va les exproprier, tous ces vieux livres ! Allez plus loin, les bouquinistes ! Portez vos boites sur la rive droite. La rive gauche appartiendra bientôt aux machines à vapeur et aux fiacres électriques.
C’est alors que la dualité – je ne dis pas le duel – entre les deux apparait brusquement. Les bouquinistes déclarent que la rive droite c’est la mort même de leur industrie. Pourquoi, par quel mystère les bouquineurs – ces abeilles de la promenade parisienne qui bouquinent comme on butinerait – feuillettent, tirent un livre de la boite, l’ouvrent, le réintègrent entre les volumes pourquoi ces lecteurs de hasard, qui donnent au livre oublié l’illusion de se sentir caressé encore par des doigts familiers, pourquoi ces acheteurs d’aventure s’arrêtent-ils sur les quais de la rive gauche et passent-ils, rapides et indifférents, devant les parapets de la rive droite? Mystère!
Pourquoi les passants, les acheteurs vont-ils tous de tel côté d’une rue et négligent-ils l’autre, si bien que de ce côté c’est la richesse et de cet autre la faillite ? Il y a là un problème psychologique dont on pourrait d’ailleurs chercher l’x… dégager l’inconnu.
– Si l’on nous envoie de l’autre côté de l’eau autant nous noyer tout de suite, répètent les bouquinistes. Nous sommes perdus! […]
Qu’on nous laisse donc ces pauvres humbles revendeurs de livres qui, pour soixante francs par an, payés à la ville de Paris, ont droit à six ou même dix mètres de parapet et dans ces dix mètres entassent, en une promiscuité souvent ironique (Panthéon et hypogée’) toutes les gloires comme tous les formats! Leurs meilleurs moments sont les jours d’hiver, quand la pluie ne tombe pas. L’été, les quais sont déserts, comme le Bois, et l’on ne bouquine pas plus qu’on ne va au théâtre. Ils subissent – pareils aux théâtres aussi- les contre-coups des catastrophes publiques et le plus mauvais mois, pour les bouquins, est ce mois d’octobre à cause du terme.
– Nos bonnes journées sont de dix francs ! Au moins, monsieur, nous donnera-t-on dix francs par jour d indemnité, si l’on nous exproprie?
Je n’en sais rien. Je sais que les bouquins et les bouquinistes sont une des attractions de Paris, une sorte de parure poudreuse, et je me rappelle que Victor Hugo nous disait: « Je n’aime guère et je ne lis que les livres dépareillés. »
Le jour où les bouquinistes, comme Musette, auront passé les ponts, ce sera fait des bouquins et du bouquinage comme du blanc bonnet de Mimi Pinson.
Place aux cabs, aux omnibus à vapeur, aux tandems et aux bicyclettes, soit. Mais grâce aussi pour les boites à quatre sous qui prolongent la vie des vieux livres!
Extrait de La vie à Paris : 1880-1910 par Jules Claretie (1881-1911) – Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
… M. Octave Uzanne nous a conté bien joliment l’histoire du père Foy, qui fut jadis le voisin de Debas, sur le quai Malaquais. Gardien déguenillé d’un amas informe de feuillets souillés de boue, déchirés et noircis, le père Foy professait la philosophie cynique, laquelle s’accorde avec la pauvreté. Il était libre et fier comme Antisthène.
Une dame passant d’aventure avec son mari devant ce lamentable étalage dit un peu haut:
— Qui peut acheter de semblables horreurs ?
— Ce sont les savants, lui répliqua magnifiquement le père Foy.
Cette parole est belle. Mais le père Foy montrait plus de sagesse encore quand l’hiver, tirant quelques uns de ses livres de leurs boîtes, il les brûlait dans un fourneau et se chauffait à leur flamme. C’était sous l’Empire.
Un jour, Napoléon III lui-même, accompagné du bibliophile Jacob, alla visiter sur les quais les bouquinistes que le préfet de la Seine voulait faire disparaître. Ayant remarqué le père Foy, accroupi, selon sa coutume, sur un réchaud, le souverain fut curieux de savoir quel livre ce vieillard était entrain de brûler. Il s’approcha et vit que c’était les Victoires et Conquête.
De toutes ces gloires, le pauvre homme faisait une petite flamme pour chauffer ses vieux os.
Anatole France.
Extrait de L’Univers illustré (Paris). 16/08/1894 – Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France